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Pacifique Nininahazwe, président sortant du FORSC |
Jean-Marie
Ntahimpera : Bonjour M.
Pacifique Nininahazwe. Vous venez de terminer votre dernier mandat à la tête du
FORSC. Quel bilan faites-vous de votre
action ?
Jean-Marie
Ntahimpera : Quel est le meilleur
souvenir que vous garderez de votre présidence du FORSC ?
Pacifique Nininahazwe : Un soir de juillet
2012, en rentrant à la maison, j’ai trouvé le
message d'une femme (que je ne connaissais pas) qui me suppliait de passer le
lendemain matin à la BSR (un bureau de la police à Bujumbura) pour m'enquérir
de la situation d'une fillette détenue sur plainte d'une famille qui l'accusait
de vol! La fille avait été "bonne" dans ladite famille avant d’être
chassée de son travail sans payement. Le message
disait: "je vous prie Pacifique d'y passer, la fille est une orpheline
que j'ai décidé d'héberger sans aucun lien de parenté. Nous, ils ne nous
respectent pas, mais rien que ton passage peut la sauver; ils penseront en te
voyant que nous ne sommes pas si petits..." Le lendemain, 07h30 du
matin, j’étais au bureau de la BSR. J'ai demandé à rencontrer la fillette et
j’ai découvert une gamine de 11 ans! Je n'en croyais mes yeux, j'ai senti une
telle révolte en moi que je me suis à peine retenu devant l'OPJ qui me
racontait qu'il venait juste de constater la minorité de la jeune Claudine; pourtant
il l'emprisonnait depuis 2 jours. Il l'a libérée illico, mais je suis parti en
pensant à tous ceux qui souffrent de la sorte, simplement parce qu'ils sont
"petits" comme disait la femme dans son message! Enfin... ils ne sont
pas si petits qu'on le croit. Et ce sont ces petits qui fonts les grands !
L’autre
meilleur souvenir est la journée de la grève générale suivie dans tout le pays
en mars 2012. Le peuple a montré qu’il se retrouvait dans nos messages.
Jean-Marie
Ntahimpera : Quel a été le moment le
plus difficile de votre mandat ?
Pacifique Nininahazwe : J’ai connu toutes
sortes de pression au cours de mon mandat : la filature, les menaces de
mort, la diabolisation par des services étatiques, diffamation, accusation de
coup d’Etat, des mensonges éhontés, exil, suppression de FORSC, etc. Chaque
jour en me levant, j’étais conscient que cela pouvait être mon dernier jour sur
la terre et j’étais sérieux en disant aux gens que mon espérance de vie était
de 24 heures renouvelables. Comme tous les pères de famille, je craignais pour
la sécurité de mes enfants, ces innocents qui pouvaient subir les conséquences
de mon engagement citoyen alors que je ne les ai jamais consultés avant de
m’engager. J’oublierai difficilement la voix de ce parlementaire (envoyé d’un très
puissant) qui me regarda un jour droit dans les yeux pour me dire :
« ne veux-tu pas voir tes enfants grandir ? ». En guise
de réponse, j’ai souri et j’ai feint de n’avoir rien compris ! J’ai appris
à vivre avec ces menaces quasi-permanentes, j’ai développé des mécanismes de
prudence et j’ai continué ma lutte en sachant que je n’étais pas seul à subir ce
genre de pression. Souvent j’ai tenu grâce au soutien populaire :
« ma grand-mère m’a chargé de te dire qu’elle prie chaque soir pour
toi », « Paci, tiens bon nous prions pour toi et nous savons que rien
ne va t’arriver », « Oh c’est toi que je vois souvent à la
télévision, tiens bon pour nous protéger », « fais attention
Paci », voilà des types de messages que je reçois souvent dans la rue, au
marché, par sms, via facebook.
Les
moments difficiles je les vivais quand des citoyens venaient me confier leurs
fardeaux, les situations d’injustice qu’ils traversaient sans que j’arrive à
trouver des solutions. Nombre d’entre eux ne voulaient même pas que j’en parle,
c’est à ces moments que je découvrais le désastre de la terreur : c’est
désespérant de voir une personne presque finie mais qui espère encore que son
silence est en train de le protéger.
Le moment le
plus difficile de mon mandat, je l’ai vécu en novembre 2011, à Gitega, dans la
maison de feu Léandre Bukuru, le militant du MSD décapité dont la tête a été
jetée dans une latrine tandis que le corps était enterré loin sur une autre
colline.
Les cris de sa femme, réclamant sur les media le droit d’enterrer ensemble les
deux parties du corps de son mari, m’ont fendu le cœur. On le lui a refusé,
elle n’a jamais pu enterrer son mari même après la découverte des deux
parties ! C’était cynique, effroyable. C’est à ce moment que j’ai mobilisé
des amis via facebook une visite de soutien à la famille du défunt. En quittant
Bujumbura, j’avais dans mon véhicule un membre de la famille de Léandre, un membre
pourtant stratégique du CNDD-FDD, mais qui ne voulait pas qu’on établisse les
liens de parenté. Arrivé chez feu Léandre, j’ai trouvé une famille désemparée
dont les voisins avaient peur de visiter (craignant d’être taxés de militants
de l’ADC par certains agents qui surveillaient continuellement la maison). En
notre présence, l’épouse de Léandre a pu finalement pleurer, puis ses enfants…
Mon petit discours de consolation a été interrompu trois fois par des cris
stridents aussi bien de la famille de Léandre que ceux des membres de ma
délégation ; C’est à peine si j’ai pu me retenir moi-même et j’ai
probablement prononcé ce jour-là le discours le plus émouvant de mon mandat. Il
m’a été rapporté que des ténors du pouvoir ont versé des larmes en écoutant ce
discours à la radio qui leur rappelait les moments durs de leur enfance après
la tragédie de 1972…Dommage que les victimes peuvent facilement oublier et
devenir de pires bourreaux !
Jean-Marie
Ntahimpera : Vous avez beaucoup
milité pour la Commission Vérité et Réconciliation, mais elle tarde à venir.
Quel est le problème ?
Pacifique Nininahazwe : Je peux me tromper,
mais je situe le problème dans l’engagement de nos dirigeants, plus précisément
dans les hésitations du Dirigeant burundais ! Il est rare qu’un tel
processus réussisse sans le courage et la détermination du chef de l’Etat ou du
chef du Gouvernement. Peut-on imaginer que le processus de CVR pouvait réussir
en Afrique du Sud sans la clairvoyance et la personnalité de Mandela ? Il
faut reconnaitre que les étapes qui ont réussi chez nous, notamment le
processus qui a mené à l’Accord d’Arusha, ont fortement dépendu en partie du
courage du Président Buyoya, lui qui subissait à la fois des tirs croisés des
extrémistes hutu et ceux des extrémistes tutsi de son camp. J’ai aujourd’hui
l’impression que la position du Président Nkurunziza n’est pas claire sur cette
question et ses réponses me semblent évasives et laconiques. Est-il vraiment
déterminé à amener les burundais à se dire toute la vérité sur leur
histoire ? En août dernier il disait qu’il ne faudra pas « kuzura
akaboze » (traduction littérale, ne pas remettre à la surface les choses
pourries), mais je me demande s’il y a des éléments qui pourrissent réellement
en cette matière. Veut-il une vérité partielle qui se limiterait aux crimes de
petites gens ou des périodes lointaines ou de ses adversaires politiques ?
Veut-il le statu quo (oublions tout !) ? Ce flou et cette hésitation
n’arrangent pas l’avancement de ce processus ; il est important que le
président manifeste du courage pour « libérer » tout le monde :
les victimes et les bourreaux.
Je
m’inquiète en voyant le gouvernement préparer des lois en catimini, même sur un
sujet aussi sensible. Je m’inquiète davantage après le vote de la loi sur la
presse par l’Assemblée Nationale en ignorant les contributions des
professionnels des media et de la communauté internationale. Mais je garde encore
ce mince espoir qu’on n’osera pas légiférer ainsi sur la CVR. Pour mener à la
réconciliation véritable, le processus
de mise en place de la CVR requiert le plus large consensus entre les acteurs
politiques au Burundi.
Jean-Marie
Ntahimpera : Votre autre champ de
bataille a été la justice pour Ernest Manirumva. Vous y croyez encore ?
Pacifique Nininahawe : Le monde a beaucoup
évolué, le pays a évolué et ces évolutions seront encore plus éclatantes dans
les années à venir. Il y a quinze ans, on n’aurait pu tuer Ernest de la même
manière, il y aurait eu à peine des murmures réservées dans les familles ou en
petits groupes. Aujourd’hui on tue et l’on voit une mobilisation et un tapage
qui durent quatre ans ! Les assassins d’Ernest peuvent jouer sur le temps,
ils payeront un jour.
Le
dossier a été jugé par deux instances judiciaires et il se trouve à la dernière
étape, celle de la cassation. Je n’attends pas des miracles à ce niveau. Il
restera à espérer le changement du pouvoir ou continuer à creuser pour trouver
une instance internationale compétente pour recevoir ce cas.
Le
seul commentaire que je peux faire sur le jugement déjà est mon étonnement de
constater un juge qui n’a pas besoin de lumière avant de rendre son jugement.
Toute personne qui s’intéressera à ce dossier se heurtera à des
questionnements sans réponse, comme :
-
Pourquoi le juge a-t-il préféré travailler sur le rapport de
la troisième commission dont le dernier paragraphe conclut que l’enquête n’est
pas terminée et qu’il faudra la compléter par le Procureur Général près la Cour
d’appel de Bujumbura ?
-
Qu’est-ce qui a empêché au juge de chercher à savoir pourquoi
des officiers de police avaient fait des déclarations contradictoires et n’a
pas cherché à les confronter pour avoir la lumière sur le rôle de chacun comme
le suggérait la troisième commission ?
-
Pourquoi le juge n’a pas voulu avoir les relevés
téléphoniques des quatre numéros suspectés par la 3ème commission
sur les appels effectués dans la nuit du 8-9 avril 2009 (des numéros
appartenant à quatre ténors des services de renseignements et de la police
nationale) ?
-
Pourquoi le juge n’a pas ordonné les tests ADN sur certaines
personnes suspectées pour les comparer aux échantillons pris par le FBI sur les
lieux du crime et certains objets ?
-
Pourquoi le juge n’a jamais voulu savoir s’il a un lien entre
l’assassinat d’Ernest Manirumva et celui du Capitaine Pacifique Ndikuriyo comme
suggéré par la 3ème commission d’enquête ?
-
Pourquoi le juge n’a jamais cherché à savoir le sort réservé
à certains policiers attachés à la sécurité de certains officiers de police qui
seraient portés disparus après avoir été cités dans le dossier de l’assassinat
d’Ernest Manirumva ?
-
Pourquoi le juge n’a jamais cherché à entendre le policier
Juvénal Havyarimana, réfugié aux Etats-Unis et qui affirme avoir participé aux
préparatifs et à l’exécution de l’assassinat d’Ernest Manirumva ?
-
Pourquoi le juge n’a-t-il jamais cherché à savoir si
réellement des armes ont été commandées dans la police et ne sont jamais
arrivées dans les stocks de la police alors que l’OLUCOME affirme que Manirumva
enquêtait sur ce trafic et qu’un rapport des experts des Nations Unies l’affirme ?
-
Qu’est-ce qui a empêché au juge de chercher les raisons de
l’interdiction de toutes les manifestations organisées par la société civile en
vue de demander la vérité sur l’assassinat de Manirumva?
-
Etc
Tant
que la justice burundaise ne répondra pas efficacement à ces questions, elle ne
sera pas crédible dans ce dossier !
Jean-Marie
Ntahimpera : Vous êtes très attaché
aux libertés publiques. La nouvelle loi sur la presse adoptée récemment par
l’Assemblée Nationale est qualifiée par les professionnels des media de
« liberticide ». Le Burundi va-t-il rester le « pays des
libertés » ?
Pacifique Nininahazwe : Trois projets de lois
se trouvent en ce moment au parlement et tendent à restreindre la liberté de la
presse, la liberté de réunion et de manifestation publique, la liberté
d’association ; donc les libertés essentielles. Ces lois ont été élaborées
en catimini par le Gouvernement, le Parlement avait promis de considérer les
contributions « des uns et des autres » (une expression actuellement
en vogue au Burundi et qui risquent de signifier « de personne »).
L’exemple donné la semaine passée à l’Assemblée Nationale est plutôt inquiétant
sur la suite qui sera réservée aux autres textes. Mais qui trompe qui dans ce
processus ? Avant le pouvoir en place, d’autres avait fait mieux pour
verrouiller l’espace public. Le CNDD-FDD a démontré qu’aucune force ne peut
plus se mettre en travers de la volonté populaire et prospérer. Les droits et
les libertés sont inhérents à la personne humaine, on ne peut plus les arrêter.
Je fais confiance au peuple burundais : il est patient et il sait endurer
mais il ne s’est jamais laissé perdre pour de bon (« warapfunywe
ntiwapfuye »).
Comme
toujours, je reste optimiste avec un mince espoir que le Sénat fera preuve de
sagesse sur ce projet de loi décrié partout.
Jean-Marie
Ntahimpera : Dans une interview
accordée à Jeune Afrique, le Président Pierre Nkurunziza laisse entendre qu’il
briguera un troisième mandat en 2015 si son parti le lui demande. Qu’est-ce que
vous en pensez ?
Pacifique Nininahazwe : Depuis la nomination de
l’actuelle équipe de la CENI, je n’ai aucun doute que Pierre Nkurunziza est
bien lancé sur un troisième mandat. Cela m’étonnerait d’ailleurs qu’il ne pense
pas déjà au quatrième mandat. Ce qui fait davantage mal dans cette interview,
c’est la place qu’il accorde aux décisions de son parti par rapport aux
dispositions constitutionnelles. Dans sa conception du pouvoir, la décision du
parti prime ! Mais le parti, c’est qui ? En répondant à cette
question, on risque de se retrouver dans la même conception de l’Etat, des lois
et du pouvoir que Louis XIV.
Même
en période de dictature militaire, les dirigeants burundais ont toujours eu du
mal à dépasser le cap des 10 ans de pouvoir de manière continue. Je suis de
ceux qui pensent qu’il n’a pas le droit d’être candidat président en 2015 mais
qu’il pourra obtenir le troisième mandat (au regard du contexte politique
actuel), seulement ce pourra être un mandat de trop.
Jean-Marie
Ntahimpera : Quels sont les
défis qui attendent votre successeur à
la tête du FORSC ?
Pacifique Nininahazwe : Maintenir le niveau
actuel de solidarité au sein de la société civile burundaise, arriver à créer
un climat de confiance avec le gouvernement sans entrer dans la complaisance,
maintenir une distance raisonnable avec l’opposition politique, éveiller les
masses paysannes et les intéresser aux causes de la société civile, continuer
l’ouverture de la société civile burundaise à la sous-région, à la région et au
monde.
Je
lui souhaite pleins succès dans ses responsabilités.
Jean-Marie
Ntahimpera : Quelle est la suite de
votre engagement ? Quels sont vos projets ?
Pacifique Nininahazwe : Dans un premier
temps, je dois terminer mes deux autres mandats au sein de la société
civile : celui de la présidence du FOCODE mon organisation d’origine et la
présidence de la Coalition Burundaise pour la Cour Pénale Internationale. Ces
deux mandats me prendront 2 ans. J’ai plein d’autres projets que je dévoilerai
plus tard.
Jean-Marie
Ntahimpera : Un dernier mot pour les
Burundais ?
Pacifique Nininahazwe : J’aime notre hymne
national : « Burundi bwacu », ce pays nous appartient à
tous ! Ce sera une erreur de transformer le titre de l’hymne en
« Burundi bwanje » ou « Burundi bw’abanje gusa ». Cela a
toujours mené à la ruine, soit de l’auteur soit du pays. Restons solidaires et
privilégions la voie du consensus.
Le
06 avril 2013, j’ai rencontré pour la première fois le beau-père du Président
Cyprien Ntaryamira, il m’a laissé une sagesse burundaise que je ne connaissais
pas et que je ne saurais traduire sans trahir « uwutazi ivy’isi avyita
ivyiwe ! » Chacun devrait garder à cœur ces mots de sagesse.
J’aime
ce pays surprenant et fascinant, je reste optimiste.