Il
était une fois, dans un village burundais, une famille de braves danseurs. Les
parents avaient six enfants : trois garçons et trois filles. Comme les
parents et les grands-parents, les enfants devinrent danseurs, sauf la dernière
fille, qui était aussi le dernier enfant de la famille. Les garçons, comme leur
papa, étaient tambourinaires. Les deux premières filles, comme leur mère,
dansaient sur les chants traditionnels les jours de fête. La dernière née de la
famille n’aimait pas la danse. Les parents avaient beau l’entraîner à toutes
sortes de danses, lui trouver les meilleures danseuses du village pour
l’initier à la danse, rien ne changea l’esprit têtu de la petite fille. Non
seulement elle ne voulait pas danser, mais par on ne sait quel esprit
maléfique, la fillette parlait aussi tutsi avec le fort accent hutu du village
voisin.
Inquiets,
les parents appelèrent le chef du village qui tint conseil avec les sages du
village. Les villageois parlaient tutsi, un tutsi sans mélange. Le sorcier fit
boire à la fille potions et mixtures
d’une herbe rare. Mais le remède fut
inefficace et la petite fille resta la même. Elle parlait tutsi avec un
fort accent hutu et elle ne voulait pas danser. Le conseil du village
décida : la fille devrait être jetée dans le grand précipice dans la forêt
des bêtes sauvages. A la même époque, dans un village voisin, un conseil du
village se tenait pour décider du sort du fils de l’apiculteur. Celui-ci, un
garçon très beau, ne voulait pas devenir apiculteur comme son père et son grand
père. L’enfant voulait courir derrière les bêtes, suivre les bergers dans les
prés et chanter pour les vaches. Aussi, il ne voulait pas devenir intore comme son père et comme son grand
père. Il était fort et voulait travailler la terre, garder le bétail, abattre
les arbres et fendre les buches. Mais il ne voulait pas danser ni faire de
l’apiculture. En refusant de perpétuer la tradition de l’abeille et de la
danse, le garçon trahissait son père et toute la famille mais aussi le village.
Et comme si ce n’était pas suffisant, le garçon, en grandissant, parlait hutu
avec un fort accent tutsi du village voisin. Le conseil du village trancha, le
garçon serait jeté dans le trou noir la nuit de pleine lune. Le garçon fut
ainsi précipité dans le trou noir, dans la forêt des bêtes sauvages.
Au
milieu de la forêt, la fille se construisit un lit qu’elle mit dans un caveau
creusé dans un rocher. Elle se nourrissait des fruits que les oiseaux lui
apportaient et buvait à la rivière où les cerfs allaient se désaltérer. Deux
fois par jour, elle s’étendait dans la rivière et fermait les yeux. Elle
voulait que son cœur soit déchiré par le bruit des tambours et qu’il soit
envahi des mélodies entonnées par les femmes du village, mais elle ne voulait
pas danser comme les autres.
Elle
voulait compter les pas des danseurs et apprivoiser la peur de mourir dans la
mélodie qui évoquait le passé. Elle voulait, en balançant la tête, se laisser
habiter par les démons de la musique et mourir les yeux fermés, heureuse de
faire partie d’un air dont elle ne connaissait pas la fin. Le destin. La danse
de la guerre et de la peur. La danse du totem et de la nuit. La rivière qui
coule entre les deux collines qui surplombent le village de ceux qui ne sont
plus. Sur les rochers à côté de la rivière, elle voulait suivre la danse des
papillons et des étoiles. Les yeux fermés. Les lucioles. Elle voulait, dans les
yeux des danseurs, lire la liberté ; dans les gestes des mains, lire son
histoire des ailes coupées à l’enfance. Elle ne saisissait pas les ailes de la
liberté pour fuir le passé, elle voulait écouter. Les promesses non tenues par
les oiseaux de passage de rapporter quelques chansons des pays du Nord, les
sentiers restés éveillés attendant les pas des marcheurs de la nuit. Les bruits
des âmes qui ricochent sur l’amour offert gratuitement par un homme, son seul
amour, qui parlait hutu avec un fort accent tutsi. L’homme retrouvé. Sauvé. Il
avait des yeux de sorciers, l’âme d’un nouveau-né. Ses yeux étaient comme des
ondes sur l’eau d’une rivière : des rais de lumière chassaient, poliment,
une histoire inédite d’une rencontre interdite d’une fée des forêts voisines.
Il parlait abeille comme tout apiculteur de la région. Fleur comme les enfants
et rivière comme les pêcheurs des frontières. Il parlait comme les bergers.
Comme tout le monde. Il parlait bûche comme la pluie chante et tous
disaient : il est de chez nous, celui-là.
Un
soir, les enfants qui allaient chercher du bois mort pour le feu les entendait
chanter et comprenaient ce qu’ils disaient. Ils avertirent leurs parents. Eux
aussi comprenaient ce que leurs enfants disaient. Etait-ce l’effet de la forêt,
les fées, les esprits sylvicoles ?
Cet homme cherchait le
chemin qui va vers la fontaine. Il avait soif et voulait se désaltérer.
Un
soir de pleine lune, les deux jeunes gens rebelles se marièrent. Ils eurent
beaucoup d’enfant. Des enfants qui parlaient rundi. C’était une famille de joueurs d’ingoma. Des années plus tard, quand la famille rejetée se mit à
frapper le tambour, tout le village accourut vers la forêt pour apprendre la
nouvelle danse. Une danse qui inventa un nouveau village.
Thierry Manirambona, avril 1972