|
Acher Niyonizigiye |
Le baptême du
diable [1]
Par Acher Niyonizigiye
Le Burundi a vécu
la plus grande partie de son histoire post-Independence dans la fumée de la
haine, de la discrimination, du mensonge, de l’hypocrisie, de la politique du
ventre, de la brutalité et de la pauvreté, et j’ai peur que la capacité
visuelle de nos yeux en ait été sérieusement affaiblie. Aujourd’hui, la
désillusion s’installe car les mêmes pratiaues qui avaient été avancées comme
justificatifs de la guerre continuent à façonner l’image de notre pays. Nous
courons un danger de nous adapter au mal, de perdre la sensibilité de nos
consciences face à ce qui ne devrait pas être, de baptiser le diable!
Nous nous sommes
habitués aux récits des assassinats et de la torture. Le sang ne soulève plus
une torée d’indignation dans nos cœurs aussi longtemps que la victime ne nous
est pas connue. Quand des hommes armés entrent dans un bar et tuent plus de
trente personnes innocentes, quand des corps sans vies sont liés et jetés dans
nos rivières, quand un homme tue son frère ou son père à cause d’un conflit
foncier, quand un vieillard est battu à mort sur base d’accusations de
sorcellerie, quand un chauffeur cupide et irresponsable projette un minibus
dans un ravin et provoque une dizaine de morts, quand des hommes armées entrent
dans un ménage et massacrent la famille, quand un albinos est assassiné et
mutilé, quand un jeune homme est criblé d’une trentaine de balles dans la tête
à cause de son appartenance politique, quand une nouvelle veuve ne parvient
plus à retenir ses larmes et nous donne le récit de l’assassinat de son mari
entrecoupé de sanglots, cela devrait nous faire pleurer ensemble comme peuple.
Nous devrions tous avoir assez d’humanité pour décrier cet état de choses avec
toutes nos forces et par tous les moyens. Comme disait un prêtre Catholique
Congolais, la mort d’un seul individu devrait nous faire pleurer autant que
celle de mille personnes.
Malheureusement,
nous faisons quelques commentaires et la vie continue ! Quand ces visages
ensanglantés nous sont inconnus, nous en parlons légèrement, et on s’en arrête
là ! Et pourtant, cela témoigne de la domination de la bestialité et de la
dégénérescence morale (ubukoko, ubupfamutima) dans notre pays. Hier, nous nous
divisions sur base d’appartenance « ethnique », et cela justifiait l’indifférence
face à un acte d’assassinat. Aujourd’hui, c’est la politique qui nous divise et
risque de rendre insensible aux cris de ceux qui souffrent. Nous nous donnons
des prétextes pour faire l’infaisable et cela nous permet aussi de fermer nos
cœurs face à des situations écœurantes. Nous sommes en train de tuer nos
consciences, de baptiser le diable. Nous oublions que nous sommes un même
peuple et qu’une personne morte est une perte pour nous tous. Nous oublions que
nous sommes une même humanité et que la mort d’une personne nous affecte
négativement tous, directement ou indirectement.
Nous ne pouvons
pas nous façonner notre bonheur exclusif quand nos voisins sont en deuil. Nous
pouvons, il est vrai, nous bâtir des villas impénétrables pour nous créer un paradis
artificiel. Mais aussi longtemps que nous continuons à créer l’enfer autour de
nous, notre paradis sera quand même en enfer. Nous pouvons nous enrichir en
rendant le pauvre plus pauvre – mais cela ne nous procurera jamais la paix et
la satisfaction que nos cœurs cherchent. L’homme est fait de telle sorte qu’il
ne peut pas être heureux en rendant les autres malheureux. Nous vivront avec
des consciences lourdes et troublées ; et passeront le reste de notre vie dans
la peur d’un renversement de la situation, et à calmer les protestations de
notre conscience. Pire encore, nous créerons de la frustration autour de nous –
et je trouve que la frustration est une bombe qui tôt ou tard finit par
exploser, et sérieusement exploser. Quand nous ne faisons pas preuve de pitié
et de compassion envers notre voisin, l’histoire ne fait généralement pas
preuve de pitié envers nous non plus.
Oh, si nous
comprenions tous que la vie est sacrée, et que nous ne pouvons pas bâtir un
pays paisible sur les pleurs des veuves et le calvaire des orphelins ! Si
seulement nous comprenions que notre stupidité ne va pas changer les lois de la
nature et que nous récolterons certainement ce que nous sommes en train de
semer ! Si seulement nous avions le courage de nommer les choses comme elles
sont, de dire au diable qu’il est diable et que le baptême n’est pas pour lui !
Si seulement nous séparions le pur de l’impur et que nous mettions l’étiquette
appropriée sur chacun des deux!
J’ai peur que
nous nous habitions tellement au mal au point de ne plus le voir comme mal.
J’ai peur que nous ne finissions par confondre la lâcheté et la prudence, la
brutalité et la force, la bassesse et la noblesse d’âme. J’ai peur que nous ne
finissions par confondre l’ange et le démon, Dieu et le diable. La corruption
et les détournements, la politique de l’exclusion, la manipulation de la
religion pour des fins politiques[2], l’hypocrisie, le mensonge, la dureté de
cœur, le meurtre et d’autres pratiques répréhensibles sont le lot quotidien du
rythme de la vie de notre pays aujourd’hui. A force de vivre avec cette
réalité, notre haine du mal peut cède petit à petit ; au point que certains
d’entre nous trouvent normal que de telles choses soient faites. Et pourtant,
et pourtant… Je me rappelle des paroles du Prophète Esaie (Es. 5 : 20) :
Maudits sont ceux
qui prennent le mal et l’appellent bien
Et qui prennent
le bien et l’appellent mal
Qui mettent
l’obscurité à la place de la lumière
Et la lumière à
la place de l’obscurité
Qui mettent ce
qui est amer à la place de ce qui est sucré
Et ce qui est
sucré à la place de ce qui est amer
Quand j’observe
mon pays et que je me souviens de ces paroles, j’ai peur.
Nous sommes en
train de re-commettre les erreurs de notre passé. Nous sommes en train de
repasser par les chemins tortueux qui nous ont menés au gouffre. Le salut de
pays reste entre les mains de ceux d’entre nous qui ont toujours les yeux qui
voient, des cœurs moraux qui battent et des consciences sensibles. Avant qu’il
ne soit trop tard, avant que notre folie ne commence à produire leurs fruits
amers et que l’histoire ne nous frappe de plein fouet encore une fois, avant
que cet avion qu’est notre pays ne percute une montagne, osons remettre le
diable à sa place. Nous ne serons jamais heureux aussi longtemps que nous nous
comporterons comme ceux que Dieu déclare maudits !
[1] Il est
possible que ce titre choque mes frères et sœurs Chrétiens, et je voudrais m’en
excuser. L’image est très choquante, et j’ai osé m’en servir exactement pour
choquer. Je respecte le baptême et sais que le diable ne sera jamais candidat
au baptême. Mais ce qui est en train d’arriver dans le pays n’est pas différent
de l’horreur de baptiser le diable.
[2] Voir les
analyses faites dans le tout dernier magazine Iwacu