jeudi 21 février 2013

Le baptême du diable



Acher Niyonizigiye

Le baptême du diable [1]
Par Acher Niyonizigiye
Le Burundi a vécu la plus grande partie de son histoire post-Independence dans la fumée de la haine, de la discrimination, du mensonge, de l’hypocrisie, de la politique du ventre, de la brutalité et de la pauvreté, et j’ai peur que la capacité visuelle de nos yeux en ait été sérieusement affaiblie. Aujourd’hui, la désillusion s’installe car les mêmes pratiaues qui avaient été avancées comme justificatifs de la guerre continuent à façonner l’image de notre pays. Nous courons un danger de nous adapter au mal, de perdre la sensibilité de nos consciences face à ce qui ne devrait pas être, de baptiser le diable! 
Nous nous sommes habitués aux récits des assassinats et de la torture. Le sang ne soulève plus une torée d’indignation dans nos cœurs aussi longtemps que la victime ne nous est pas connue. Quand des hommes armés entrent dans un bar et tuent plus de trente personnes innocentes, quand des corps sans vies sont liés et jetés dans nos rivières, quand un homme tue son frère ou son père à cause d’un conflit foncier, quand un vieillard est battu à mort sur base d’accusations de sorcellerie, quand un chauffeur cupide et irresponsable projette un minibus dans un ravin et provoque une dizaine de morts, quand des hommes armées entrent dans un ménage et massacrent la famille, quand un albinos est assassiné et mutilé, quand un jeune homme est criblé d’une trentaine de balles dans la tête à cause de son appartenance politique, quand une nouvelle veuve ne parvient plus à retenir ses larmes et nous donne le récit de l’assassinat de son mari entrecoupé de sanglots, cela devrait nous faire pleurer ensemble comme peuple. Nous devrions tous avoir assez d’humanité pour décrier cet état de choses avec toutes nos forces et par tous les moyens. Comme disait un prêtre Catholique Congolais, la mort d’un seul individu devrait nous faire pleurer autant que celle de mille personnes. 
Malheureusement, nous faisons quelques commentaires et la vie continue ! Quand ces visages ensanglantés nous sont inconnus, nous en parlons légèrement, et on s’en arrête là ! Et pourtant, cela témoigne de la domination de la bestialité et de la dégénérescence morale (ubukoko, ubupfamutima) dans notre pays. Hier, nous nous divisions sur base d’appartenance « ethnique », et cela justifiait l’indifférence face à un acte d’assassinat. Aujourd’hui, c’est la politique qui nous divise et risque de rendre insensible aux cris de ceux qui souffrent. Nous nous donnons des prétextes pour faire l’infaisable et cela nous permet aussi de fermer nos cœurs face à des situations écœurantes. Nous sommes en train de tuer nos consciences, de baptiser le diable. Nous oublions que nous sommes un même peuple et qu’une personne morte est une perte pour nous tous. Nous oublions que nous sommes une même humanité et que la mort d’une personne nous affecte négativement tous, directement ou indirectement. 
Nous ne pouvons pas nous façonner notre bonheur exclusif quand nos voisins sont en deuil. Nous pouvons, il est vrai, nous bâtir des villas impénétrables pour nous créer un paradis artificiel. Mais aussi longtemps que nous continuons à créer l’enfer autour de nous, notre paradis sera quand même en enfer. Nous pouvons nous enrichir en rendant le pauvre plus pauvre – mais cela ne nous procurera jamais la paix et la satisfaction que nos cœurs cherchent. L’homme est fait de telle sorte qu’il ne peut pas être heureux en rendant les autres malheureux. Nous vivront avec des consciences lourdes et troublées ; et passeront le reste de notre vie dans la peur d’un renversement de la situation, et à calmer les protestations de notre conscience. Pire encore, nous créerons de la frustration autour de nous – et je trouve que la frustration est une bombe qui tôt ou tard finit par exploser, et sérieusement exploser. Quand nous ne faisons pas preuve de pitié et de compassion envers notre voisin, l’histoire ne fait généralement pas preuve de pitié envers nous non plus. 
Oh, si nous comprenions tous que la vie est sacrée, et que nous ne pouvons pas bâtir un pays paisible sur les pleurs des veuves et le calvaire des orphelins ! Si seulement nous comprenions que notre stupidité ne va pas changer les lois de la nature et que nous récolterons certainement ce que nous sommes en train de semer ! Si seulement nous avions le courage de nommer les choses comme elles sont, de dire au diable qu’il est diable et que le baptême n’est pas pour lui ! Si seulement nous séparions le pur de l’impur et que nous mettions l’étiquette appropriée sur chacun des deux! 
J’ai peur que nous nous habitions tellement au mal au point de ne plus le voir comme mal. J’ai peur que nous ne finissions par confondre la lâcheté et la prudence, la brutalité et la force, la bassesse et la noblesse d’âme. J’ai peur que nous ne finissions par confondre l’ange et le démon, Dieu et le diable. La corruption et les détournements, la politique de l’exclusion, la manipulation de la religion pour des fins politiques[2], l’hypocrisie, le mensonge, la dureté de cœur, le meurtre et d’autres pratiques répréhensibles sont le lot quotidien du rythme de la vie de notre pays aujourd’hui. A force de vivre avec cette réalité, notre haine du mal peut cède petit à petit ; au point que certains d’entre nous trouvent normal que de telles choses soient faites. Et pourtant, et pourtant… Je me rappelle des paroles du Prophète Esaie (Es. 5 : 20) :
Maudits sont ceux qui prennent le mal et l’appellent bien
Et qui prennent le bien et l’appellent mal
Qui mettent l’obscurité à la place de la lumière
Et la lumière à la place de l’obscurité
Qui mettent ce qui est amer à la place de ce qui est sucré
Et ce qui est sucré à la place de ce qui est amer
Quand j’observe mon pays et que je me souviens de ces paroles, j’ai peur. 
Nous sommes en train de re-commettre les erreurs de notre passé. Nous sommes en train de repasser par les chemins tortueux qui nous ont menés au gouffre. Le salut de pays reste entre les mains de ceux d’entre nous qui ont toujours les yeux qui voient, des cœurs moraux qui battent et des consciences sensibles. Avant qu’il ne soit trop tard, avant que notre folie ne commence à produire leurs fruits amers et que l’histoire ne nous frappe de plein fouet encore une fois, avant que cet avion qu’est notre pays ne percute une montagne, osons remettre le diable à sa place. Nous ne serons jamais heureux aussi longtemps que nous nous comporterons comme ceux que Dieu déclare maudits !

 [1] Il est possible que ce titre choque mes frères et sœurs Chrétiens, et je voudrais m’en excuser. L’image est très choquante, et j’ai osé m’en servir exactement pour choquer. Je respecte le baptême et sais que le diable ne sera jamais candidat au baptême. Mais ce qui est en train d’arriver dans le pays n’est pas différent de l’horreur de baptiser le diable.
[2] Voir les analyses faites dans le tout dernier magazine Iwacu
Site de Acher Niyonizigiye http://www.acherniyonizigiye.jimdo.com

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