Par Thierry Manirambona, écrivain
(ce texte est une fiction)
C’était avant-hier, le 27 janvier 2013. Le téléphone sonnait
mais Raymond ne bougeait pas. Il ne voulait pas se lever pour aller répondre à
ce téléphone qui sonnait pour la 7ème fois. Quitter le lit, sortir
de la chambre, aller au salon, décrocher le téléphone… c’était un long
processus. Il a préféré rester dans son lit même éveillé, s’imaginant en riant
la colère de la personne qui téléphonait sans que personne ne décroche le
téléphone. Comment peut-on exiger de quelqu’un qu’il quitte son lit si tôt le
matin par un temps d’hiver ? Les hivers suédois sont très rudes, plus
rudes encore pour un jeune africain qui a grandi dans la chaleur des régions
tropicales.
Il était fatigué. Samedi et dimanche, la veille et
l’avant-veille donc, il a travaillé dur. Treize heures le samedi, et douze
heures le lendemain, le dimanche du 27 janvier 2013. Il avait donc décidé de
rester au lit toute la journée de lundi comme il n’avait pas de cours à
l’université.
Raymond, Burundais, 29 ans, vit en Suède depuis trois ans. Il
est arrivé en Europe par un vent inconnu, comme il le dit toujours en riant. Un
cadeau du ciel, ajoute-t-il souvent. Cinq ans auparavant, encore étudiant en 2ème
année à l’Université du Burundi, alors qu’il participait à une formation de
responsables scouts, un des formateurs qui était venus de Suède lui avait demandé s’il pouvait lui servir de
guide à travers le Burundi après la formation. Raymond, bon marcheur et ami des
collines – originaire de Cankuzo, n’avait pas hésité à sacrifier une semaine de
cours pour servir de guide à Erik, le Suédois, et à toute la délégation
européenne qui était venue pour la formation.
Une fois Erik rentré, il avait gardé contact avec Raymond et
un jour, ce dernier avait reçu une lettre d’Erik avec les mots suivants :
« J’ai beaucoup aimé nos randonnées dans les collines burundaises et j’ai
été marqué par ta façon dont tu parles de ton pays. Il faudra que tu découvres
l’alpinisme et le mystère des montagnes de neige en Suède. Avec des amis
alpinistes, nous allons t’envoyer de l’argent pour venir ici et ensemble, on va
escalader des sommets jamais explorés. Si tu aimes la Suède, tu pourras
rester ».
Un mois après l’arrivée du courrier, Raymond recevait des
mains d’un Burundais, professeur des
facultés des sciences appliquées au Burundi, qui vit en Suède et se rend au
Burundi trois fois par an, une somme d’argent importante pour son séjour en
Suède. Et Dieu seul sait qu’il avait besoin de cet argent.
Monique, sa sœur, l’unique membre de la famille proche qui
lui restait, était très heureuse pour son frère. « Va en Suède », lui
a-t-elle dit. « Quand tu reviendras, tu seras un homme important et tu
pourras reconstruire la maison familiale ». Plus jeune de 5 ans que son
frère, Monique paraît cependant plus âgée que Raymond. C’est une paysanne comme
l’on dit au Burundi. Les rides de son visage, le sérieux de son regard et
surtout ses mains crasseuses lui donnent l’air d’une personne âgée.
Elle a abandonné l’école à la mort des parents. C’était en
1994 quand la mort frappait partout au Burundi sans prévenir. Les parents sont
morts dans un massacre qui a eu lieu sur une des collines de Cankuzo et qui a
pris la vie de plus de 150 personnes. Monique et son frère Raymond étaient
alors à l’école secondaire, elle en 7ème année et lui en 3ème
scientifique. Et c’est de Ruyigi où ils étudiaient, qu’ils ont appris la mort
de leur parent. De là, ils avaient fui vers la Tanzanie d’où ils sont rentrés
trois ans plus tard. Epuisée par la vie dure qu’ils menaient en Tanzanie, Monique n’avait plus d’envie de retourner à
l’école. Elle a préféré aller vivre chez une tante qui avait survécu au
massacre à Cankuzo et ainsi elle s’occupait des champs qui appartenaient à leurs parents. Cependant, elle encourageait
toujours son grand frère à continuer les études.
« Je ne peux pas partir et te laisser seule, tu sais.
Tu es la seule famille qui me reste », disait Raymond à sa sœur. Il ne
voulait pas la laisser seul. Il l’aimait beaucoup et savait qu’elle avait
beaucoup souffert de la guerre et de la mort de leurs parents. « Je vais
utiliser cet argent pour construire la maison familiale et avec le reste, on
verra quoi en faire ». Monique n’était pas d’accord. Pour elle, son frère
devrait partir.
Vaincu par le regard maternel de sa sœur qui traduisait une
insistance tenace et une confiance en l’avenir brillant de son frère, celui-ci a
fini par céder. Cependant, il a proposé à sa sœur de quitter Cankuzo, d’aller
vivre chez une vieille amie de leurs parents qui vivait à Bujumbura. Aussi,
Raymond a convenu avec sa sœur que celle-ci commencerait un petit commerce au
marché central de Bujumbura, idée qui a beaucoup plu à Monique. Quand Raymond
quittait le Burundi, Monique venait de passer un mois comme commerçante de
friperie au marché central de Bujumbura.
En Suède, après la découverte de la glace et des montagnes,
Raymond a opté pour rester. Et grâce à ses amis suédois, il a pu avoir des
documents de séjour et s’est fait même inscrire à la prestigieuse université
d’Uppsala. Il réside non loin du campus avec trois Burundais. Comme la plupart
des étudiants, à la fin des cours, le soir, Raymond travaille pendant trois à
quatre heures comme serveur dans un restaurant sur le campus. Il ne gagne pas
beaucoup mais le travail lui permet de survivre. Pendant les vacances, il fait
de petits boulots et avec ce qu’il gagne, il paye ses études et envoie le reste
de l’argent à sa sœur.
Si Raymond ne voulait pas se réveiller ce lundi matin, c’est
qu’il était vraiment fatigué. Le lendemain, il allait reprendre les cours après
une semaine de vacances dont il n’avait pas profité pour se reposer. Il a travaillé
dur. Il avait besoin de beaucoup d’argent pour acheter des livres dont il a
besoin pour ses études. Il n’avait plus d’argent car deux semaines avant, il
avait vidé sa tirelire pour soutenir sa petite sœur qui avait besoin d’argent
pour se rendre en Uganda. Là, elle avait de la friperie à bas prix. Elle
rentrait deux jours plus tard revendre sa marchandise au Burundi. Pour
encourager donc sa sœur, il n’a pas hésité à serrer la ceinture. Il était
heureux d’apprendre que sa sœur se plaisait dans ce qu’elle faisait et qu’elle
avait tout ce dont elle avait besoin grâce au petit commerce qu’elle faisait au
marché central de Bujumbura.
Raymond, le 27 matin, était heureux dans son lit. La semaine
s’annonçait bien. Il avait commandé les livres dont il avait besoin et était
donc tranquille. Le cri du téléphone qui sonnait n’avait aucun effet sur lui.
Quand le téléphone a sonné pour la nième fois, Raymond
venait enfin de se réveiller. Sans se presser, il est allé au salon, s’est
assis sans un fauteuil et bâillant il a crié :
« Je vous écoute »
« Raymond, c’est ta sœur »
« Monique ! ».
Raymond n’en revenait pas. Il s’est levé de son fauteuil et
a préféré parler débout pour ne pas être distrait, assis. D’habitude, c’est
toujours lui qui appelait sa sœur. La seule personne qui l’appelait de temps en
temps du Burundi c’était un vieil ami à lui, qui lui téléphonait à Noël et à
Pâques pour lui souhaiter de bonnes fêtes.
« Qu’est-ce qu’il y a Monique ? »
« Tu es au courant de ce qui est en train de se passer
au Burundi ? »
« Non »
Sachant qu’appeler du Burundi coûtait très cher, il a
demandé à sa sœur de raccrocher pour qu’il appelle lui-même. En composant le
numéro de Monique, il se demandait ce qui pouvait être en train de se passer au
Burundi. « Un autre 72 ? Un autre 88 ? Un autre 93 ?
J’espère que non, Seigneur ». Il savait d’ailleurs qu’il se passait aussi
beaucoup de bonnes choses, chaque jour, au Burundi. Deux minutes après, il
avait Monique à l’autre bout du fil. Il était 9h30, heure du Burundi.
« Qu’est-ce qui se passe Monique ? »
« Le marché central de Bujumbura est en train de
brûler »
Silence. De la main qui ne tenait pas le téléphone, Raymond
a allumé son ordinateur, est allé sur Internet pour lire l’actualité. Sur Iwacu
Burundi, le site de l’information, sa première source d’information, il a
appris plus de détails sur la triste nouvelle. Revenant à sa sœur, il a murmuré
au téléphone :
« Dis-moi Monique, te souviens-tu de comment nous avons
survécu et à la guerre au Burundi et à la famine en
Tanzanie ? »
« Bien sûr que je me souviens Raymond »
Raymond n’a pas posé d’autres questions à sa petite sœur.
Monique, non plus, n’a pas voulu que son frère s’inquiète trop. Mais les deux
savaient que la disparition du marché central de Bujumbura annonçait le début
d’une saison dure. Mais, paradoxalement, la seule question qu’il a posée était
de savoir si sa sœur se souvenait de comment ils avaient survécu. Il n’a pas
essayé de connaître l’intensité des flammes ou l’origine de l’incendie ni même
ce que Monique, comme la plupart des commerçants du marché central de
Bujumbura, endurait comme souffrance; il savait qu’il apprendrait la nouvelle
par les médias. La seule chose qu’il voulait entendre de sa sœur était la
promesse de ne pas oublier leur longue histoire. Une histoire marquée par des
moments durs de désespoir et d’incertitude, un passé douloureux sur une terre
étrangère, mais aussi et surtout une histoire de courage et de bonté. Une
histoire de courage qui se raconte à basse voix, de villages à villages, depuis
que le Burundi existe.
Quand il a fini de parler avec sa sœur, Raymond est retourné
dans sa chambre. Après s’être bien couvert, il est sorti marcher dans la neige.
Une heure après, de loin, même si le vent souffrait fort, on
entendait Raymond pleurer.
Thierry Manirambona.