mercredi 30 janvier 2013

Pleure pas, Monique: A toutes les personnes qui ont perdu leurs biens dans l’incendie du marché central de Bujumbura



Par Thierry Manirambona, écrivain 
(ce texte est une fiction)
 
C’était avant-hier, le 27 janvier 2013. Le téléphone sonnait mais Raymond ne bougeait pas. Il ne voulait pas se lever pour aller répondre à ce téléphone qui sonnait pour la 7ème fois. Quitter le lit, sortir de la chambre, aller au salon, décrocher le téléphone… c’était un long processus. Il a préféré rester dans son lit même éveillé, s’imaginant en riant la colère de la personne qui téléphonait sans que personne ne décroche le téléphone. Comment peut-on exiger de quelqu’un qu’il quitte son lit si tôt le matin par un temps d’hiver ? Les hivers suédois sont très rudes, plus rudes encore pour un jeune africain qui a grandi dans la chaleur des régions tropicales.  

Il était fatigué. Samedi et dimanche, la veille et l’avant-veille donc, il a travaillé dur. Treize heures le samedi, et douze heures le lendemain, le dimanche du 27 janvier 2013. Il avait donc décidé de rester au lit toute la journée de lundi comme il n’avait pas de cours à l’université.
Raymond, Burundais, 29 ans, vit en Suède depuis trois ans. Il est arrivé en Europe par un vent inconnu, comme il le dit toujours en riant. Un cadeau du ciel, ajoute-t-il souvent. Cinq ans auparavant, encore étudiant en 2ème année à l’Université du Burundi, alors qu’il participait à une formation de responsables scouts, un des formateurs qui était venus de Suède lui  avait demandé s’il pouvait lui servir de guide à travers le Burundi après la formation. Raymond, bon marcheur et ami des collines – originaire de Cankuzo, n’avait pas hésité à sacrifier une semaine de cours pour servir de guide à Erik, le Suédois, et à toute la délégation européenne qui était venue pour la formation. 

Une fois Erik rentré, il avait gardé contact avec Raymond et un jour, ce dernier avait reçu une lettre d’Erik avec les mots suivants : « J’ai beaucoup aimé nos randonnées dans les collines burundaises et j’ai été marqué par ta façon dont tu parles de ton pays. Il faudra que tu découvres l’alpinisme et le mystère des montagnes de neige en Suède. Avec des amis alpinistes, nous allons t’envoyer de l’argent pour venir ici et ensemble, on va escalader des sommets jamais explorés. Si tu aimes la Suède, tu pourras rester ».  
Un mois après l’arrivée du courrier, Raymond recevait des mains d’un Burundais, professeur  des facultés des sciences appliquées au Burundi, qui vit en Suède et se rend au Burundi trois fois par an, une somme d’argent importante pour son séjour en Suède. Et Dieu seul sait qu’il avait besoin de cet argent.

Monique, sa sœur, l’unique membre de la famille proche qui lui restait, était très heureuse pour son frère. « Va en Suède », lui a-t-elle dit. « Quand tu reviendras, tu seras un homme important et tu pourras reconstruire la maison familiale ». Plus jeune de 5 ans que son frère, Monique paraît cependant plus âgée que Raymond. C’est une paysanne comme l’on dit au Burundi. Les rides de son visage, le sérieux de son regard et surtout ses mains crasseuses lui donnent l’air d’une personne âgée.
Elle a abandonné l’école à la mort des parents. C’était en 1994 quand la mort frappait partout au Burundi sans prévenir. Les parents sont morts dans un massacre qui a eu lieu sur une des collines de Cankuzo et qui a pris la vie de plus de 150 personnes. Monique et son frère Raymond étaient alors à l’école secondaire, elle en 7ème année et lui en 3ème scientifique. Et c’est de Ruyigi où ils étudiaient, qu’ils ont appris la mort de leur parent. De là, ils avaient fui vers la Tanzanie d’où ils sont rentrés trois ans plus tard. Epuisée par la vie dure qu’ils menaient en Tanzanie,  Monique n’avait plus d’envie de retourner à l’école. Elle a préféré aller vivre chez une tante qui avait survécu au massacre à Cankuzo et ainsi elle s’occupait des champs qui appartenaient  à leurs parents. Cependant, elle encourageait toujours son grand frère à continuer les études.

« Je ne peux pas partir et te laisser seule, tu sais. Tu es la seule famille qui me reste », disait Raymond à sa sœur. Il ne voulait pas la laisser seul. Il l’aimait beaucoup et savait qu’elle avait beaucoup souffert de la guerre et de la mort de leurs parents. « Je vais utiliser cet argent pour construire la maison familiale et avec le reste, on verra quoi en faire ». Monique n’était pas d’accord. Pour elle, son frère devrait partir.
Vaincu par le regard maternel de sa sœur qui traduisait une insistance tenace et une confiance en l’avenir brillant de son frère, celui-ci a fini par céder. Cependant, il a proposé à sa sœur de quitter Cankuzo, d’aller vivre chez une vieille amie de leurs parents qui vivait à Bujumbura. Aussi, Raymond a convenu avec sa sœur que celle-ci commencerait un petit commerce au marché central de Bujumbura, idée qui a beaucoup plu à Monique. Quand Raymond quittait le Burundi, Monique venait de passer un mois comme commerçante de friperie au marché central de Bujumbura. 

En Suède, après la découverte de la glace et des montagnes, Raymond a opté pour rester. Et grâce à ses amis suédois, il a pu avoir des documents de séjour et s’est fait même inscrire à la prestigieuse université d’Uppsala. Il réside non loin du campus avec trois Burundais. Comme la plupart des étudiants, à la fin des cours, le soir, Raymond travaille pendant trois à quatre heures comme serveur dans un restaurant sur le campus. Il ne gagne pas beaucoup mais le travail lui permet de survivre. Pendant les vacances, il fait de petits boulots et avec ce qu’il gagne, il paye ses études et envoie le reste de l’argent à sa sœur. 

Si Raymond ne voulait pas se réveiller ce lundi matin, c’est qu’il était vraiment fatigué. Le lendemain, il allait reprendre les cours après une semaine de vacances dont il n’avait pas profité pour se reposer. Il a travaillé dur. Il avait besoin de beaucoup d’argent pour acheter des livres dont il a besoin pour ses études. Il n’avait plus d’argent car deux semaines avant, il avait vidé sa tirelire pour soutenir sa petite sœur qui avait besoin d’argent pour se rendre en Uganda. Là, elle avait de la friperie à bas prix. Elle rentrait deux jours plus tard revendre sa marchandise au Burundi. Pour encourager donc sa sœur, il n’a pas hésité à serrer la ceinture. Il était heureux d’apprendre que sa sœur se plaisait dans ce qu’elle faisait et qu’elle avait tout ce dont elle avait besoin grâce au petit commerce qu’elle faisait au marché central de Bujumbura.

Raymond, le 27 matin, était heureux dans son lit. La semaine s’annonçait bien. Il avait commandé les livres dont il avait besoin et était donc tranquille. Le cri du téléphone qui sonnait n’avait aucun effet sur lui.
Quand le téléphone a sonné pour la nième fois, Raymond venait enfin de se réveiller. Sans se presser, il est allé au salon, s’est assis sans un fauteuil et bâillant il a crié :
« Je vous écoute »
« Raymond, c’est ta sœur »
« Monique ! ».
Raymond n’en revenait pas. Il s’est levé de son fauteuil et a préféré parler débout pour ne pas être distrait, assis. D’habitude, c’est toujours lui qui appelait sa sœur. La seule personne qui l’appelait de temps en temps du Burundi c’était un vieil ami à lui, qui lui téléphonait à Noël et à Pâques pour lui souhaiter de bonnes fêtes.
« Qu’est-ce qu’il y a Monique ? »
« Tu es au courant de ce qui est en train de se passer au Burundi ? »
« Non »
Sachant qu’appeler du Burundi coûtait très cher, il a demandé à sa sœur de raccrocher pour qu’il appelle lui-même. En composant le numéro de Monique, il se demandait ce qui pouvait être en train de se passer au Burundi. « Un autre 72 ? Un autre 88 ? Un autre 93 ? J’espère que non, Seigneur ». Il savait d’ailleurs qu’il se passait aussi beaucoup de bonnes choses, chaque jour, au Burundi. Deux minutes après, il avait Monique à l’autre bout du fil. Il était 9h30, heure du Burundi.
« Qu’est-ce qui se passe Monique ? »
« Le marché central de Bujumbura est en train de brûler »
Silence. De la main qui ne tenait pas le téléphone, Raymond a allumé son ordinateur, est allé sur Internet pour lire l’actualité. Sur Iwacu Burundi, le site de l’information, sa première source d’information, il a appris plus de détails sur la triste nouvelle. Revenant à sa sœur, il a murmuré au téléphone :
« Dis-moi Monique, te souviens-tu de comment nous avons survécu et à la guerre au Burundi et à la famine en Tanzanie ? » 
« Bien sûr que je me souviens Raymond »

Raymond n’a pas posé d’autres questions à sa petite sœur. Monique, non plus, n’a pas voulu que son frère s’inquiète trop. Mais les deux savaient que la disparition du marché central de Bujumbura annonçait le début d’une saison dure. Mais, paradoxalement, la seule question qu’il a posée était de savoir si sa sœur se souvenait de comment ils avaient survécu. Il n’a pas essayé de connaître l’intensité des flammes ou l’origine de l’incendie ni même ce que Monique, comme la plupart des commerçants du marché central de Bujumbura, endurait comme souffrance; il savait qu’il apprendrait la nouvelle par les médias. La seule chose qu’il voulait entendre de sa sœur était la promesse de ne pas oublier leur longue histoire. Une histoire marquée par des moments durs de désespoir et d’incertitude, un passé douloureux sur une terre étrangère, mais aussi et surtout une histoire de courage et de bonté. Une histoire de courage qui se raconte à basse voix, de villages à villages, depuis que le Burundi existe.
Quand il a fini de parler avec sa sœur, Raymond est retourné dans sa chambre. Après s’être bien couvert, il est sorti marcher dans la neige.
Une heure après, de loin, même si le vent souffrait fort, on entendait  Raymond pleurer.
Thierry Manirambona.

1 commentaire:

  1. Ce sont les coups durs de la vie. Garder courage quoi qu'il arrive! Espérer au delà de toute espérance!Ce sont ces simples paroles que j'ai envie de dire à tous les "Raymond" et à toutes les "Monique"

    RépondreSupprimer